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PREHISTOIRE DU GEMEL

par Bernard Sylvand

1972, septembre.

L’écologie du littoral meuble et des estuaires était à cette époque une spécialité rare en France, inexistante au CNRS, confidentielle au Muséum d’Histoire Naturelle (Dinard), anecdotique dans quelques universités (Bordeaux, Nantes, Brest) ou stations marines (Arcachon, Roscoff, Wimereux). Quelques rares chercheurs isolés et quelques naturalistes osaient alors patauger dans les vasières et les herbus.

Entre Dinard et Wimereux, personne… Ce qui nous faisait donc, à la louche, 750 km de côte et un bon paquet d’estuaires à peine plus connus écologiquement que le haut cours de l’Orénoque : Canche, Authie, Somme, Seine, Orne, havres du Cotentin, Baie du Mont Saint Michel… Deux exceptions : la Seulles, étudiée dans les années 20 par Théodore Monod, et la Rance, où Christian Retière (MNHN, Dinard) avait ses habitudes. Quant à la Baie des Veys, un jeune géologue caennais –Jean Le Gall- s’était penché sur son berceau en 1969, juste le temps d’un doctorat de 3ème cycle. Voilà.

Or, le tout nouveau Ministère de l’Environnement envisageait, avec l’aide de l’Agence de l’Eau Seine-Normandie, de développer un programme de dépollution de la Vire et projetait de suivre son impact en Baie des Veys, son estuaire, et sur le littoral proche. Mais avec quelles références ?

Et c’est là que j’interviens, lumière s’il vous plaît. Après une licence de sciences naturelles, une maîtrise de biologie animale, un DEA d’océanographie raté pour cause d’accident de la route et un autre DEA d’endocrinologie brillamment réussi mais complètement inutile, me voilà choisi pour mener l’étude. Pourquoi moi, me direz-vous ? Ce que j’en sais, vous répondrais-je…

Le CNEXO, qui deviendra l’IFREMER, financera cette étude ; me voici promu chercheur contractuel CNEXO en écologie littorale et estuarienne, basé à la Station Marine de Luc-sur-Mer et rattaché au labo de Biologie du professeur Pierre Lubet, Université de Caen. Et je ne vais pas m’ennuyer une seconde.

1972-1977 : trouver la méthode.

Il est vrai que j’avais une affection particulière pour le littoral Normand, mais de là se lancer dans le métier de chercheur dans ce domaine… Tout est à apprendre. Ecologie de l’intertidal veut dire : étude quantitative de la faune benthique, géomorphologie, étude des sédiments, microbiologie éventuellement, flore algale, hydrologie, évolution climatique, etc. Très, très pluridisciplinaire, à une époque où la recherche fonctionnait essentiellement par spécialités bien cloisonnées.

L’approche technique restait donc à inventer. Et vite. Donc : rencontrer les rares collègues en exercice, comme Christian Retière (Muséum de Dinard), Frank Gentil et Louis Cabioc’h (Station Biologique de Roscoff) ; ce dernier ira jusqu’à me prêter gratos le Pluteus II, bâtiment océanographique de la Station, pour une campagne d’échantillonnage en mars 1973 des fonds de la rade de la Capelle, face à la Baie des Veys.

Revenons à la méthodologie. Dans un premier temps, il fallut s’inspirer des études continentales et les transposer au littoral, sachant que les plages et vasières ne sont disponibles que le temps d’une marée. D’où la nécessité de trouver rapidement le moyen d’échantillonnage adapté aux estrans, découverts seulement une demi-heure aux plus bas niveaux pendant l’étale de basse mer.

En 1977, une solution point -du verbe poindre- lorsque je fis la connaissance à Luc-sur-mer de Carlos de Sousa Reis, Portugal, directeur de la Station Marine de Cascais et professeur à l’Université de Lisbonne chez Luis Saldanha, qui me présenta le TASM (Tubo de Ammostragem de Substratos Movéis), un carottier spécialement conçu pour l’échantillonnage des sédiments intertidaux, expérimenté dans l’estuaire du Tage et les lagune de l’Algarve. Je l’adoptais immédiatement. Le temps de travail de terrain s’en trouva considérablement allégé et la quantification des échantillons gagna en fiabilité. Je fis rapidement mes adieux, sans regret, au cadre et à la bêche.

1977-1979 : gestation du GEMEL.

En septembre 1977, le Pr. Lubet me demanda de réunir et former une équipe de jeunes chercheurs des Universités de Caen et Rouen ; je devais les initier rapidement aux techniques de recherches intertidales en vue d’une étude sur la zone éponyme de l’estuaire de la Seine. Leur formation avancera donc au rythme de l’étude, car il n’y avait pas de temps à perdre. C’était l’étude préliminaire du futur programme Seine-Aval, piloté par une commission interrégionale Basse et Haute Normandies et financée par l’agence de l’eau Seine-Normandie. L’équipe en question devient vite inséparable et ça sent déjà le GEMEL…

Le Directeur de la Station Biologique de Roscoff, le Pr. Louis Cabioc’h -encore lui- me prêta, ainsi qu’à mes acolytes et toujours gratos, son centre de calcul. Les données acquises en estuaire de la Seine sont traitées sur des ordinateurs Intertechnic qui avaient alors la taille de deux armoires normandes pour une puissance de calcul inférieure à celle d’une calculatrice actuelle de classe de troisième. Une analyse multivariée pouvait durer une nuit, au rythme du défilement et rembobinage de la bande magnétique, et à condition que le monstre ne se plante pas en cours de route. La programmation se faisait en langage assembleur, c’est-à-dire en chinois, et les données étaient rentrées grâce à des cartes perforées, c’est-à-dire une pile de cartons haute comme ça. Les résultats n’étaient visibles que sur papier listing, imprimés dans un bruit de mitrailleuse. C’était très moderne.

En été 1979, une fois le travail achevé et rédigé, l’équipe que j’ai formée et dirigée décide de ne pas se disperser malgré la fin des contrats et nous envisageons ensemble de devenir autonomes. Pour concrétiser cette perspective, nous allons proposer nos deux années de travail commun aux Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, ce qui est un peu culotté pour une équipe qui n’avait pas d’existence officielle et qui était constituée majoritairement de jeunes chômeurs.

1981, la naissance : c’est un garçon !

L’équipe ainsi soudée aimerait se constituer en association loi 1901. J’en ai profité pour créer notre futur logo, hérité du symbole de Neptune, que j’ai associé au sigle GEMEL, Groupe d’Etude des Milieux Estuariens et Littoraux. Quelques-uns avaient proposé GAMEL, mais ça n’a pas été retenu. Ce sera la première équipe de recherches pluridisciplinaires intertidales et estuariennes, de surcroît associative, ce qui ne manquera pas de rendre sceptiques -et parfois hostiles- les tenants des prérogatives officielles universitaires en matière de sciences.

C’était aussi une équipe assez peu portée sur la parité, ce qui n’aura pas échappé à la sagacité de notre amie Maryse (« il tourne bien, votre groupe de mecs ? »). Merci Maryse, mais ça s’est arrangé depuis.

Il aura fallu neuf ans, depuis la naissance en 1972 de l’écologie littorale et estuarienne à Luc-sur-mer, pour voir apparaître cette nouvelle structure de recherche. C’est finalement assez peu sachant que l’équipe existe toujours 45 ans plus tard. Il y avait au départ la Basse et la Haute Normandie, la Picardie s’étant invitée in extremis le jour de l’Assemblée Générale fondatrice à Rouen-Mont-St-Aignan le 11 novembre 1981, qui n’est donc pas jour férié pour tout le monde.

Le GEMEL fait des petits.

Trois ans plus tard, devant le succès du GEMEL et l’étendue du domaine étudié, Trois équipes sont créées, GEMEL-Basse Normandie (Station Marine de l’Université de Caen, Luc-sur-Mer. Directeur : Bernard Sylvand), GEMEL-Haute Normandie (Université de Rouen-Mont-St-Aignan, Labo de Géologie. Directeur : Robert Lafite), GEMEL-Picardie (Station d’Etude en Baie de Somme, Université de Picardie. Directeur : Jean-Paul Ducrotoy).

Lors du cinquième anniversaire du Groupe, Serge Simon, qui fut notre premier président, nous fait part de son désir de créer une équipe associative d’étude et de valorisation de l’estuaire de la Seine et du Pays de Caux sur le modèle du GEMEL. Ce sera la Cellule de Suivi du Littoral Haut-Normand, dont l’importance et le succès va s’amplifier et couvrir plus tard l’ensemble de la Normandie. La CSLN reste toujours un partenaire privilégié du GEMEL-Normandie.

Quelques années après, en 1987, le GEMEL Basse Normandie officialise sa position d’équipe de recherches littorales en signant une première convention de collaboration avec l’Université de Caen Basse Normandie.

Nos deux collègues du GEMEL de haute Normandie, enseignants-chercheurs universitaires, ont des charges professorales croissantes à l’Université de Rouen et n’ont plus guère de temps à accorder au GEMEL de Haute Normandie, si bien que le GEMEL de Basse Normandie devient raisonnablement GEMEL de Normandie.

En Picardie, l’équipe locale du GEMEL se voit attribuer au début des années 2000 une importante subvention, reconductible. Craignant pour l’intégrité de sa manne, le GEMEL de Picardie décide alors de faire cavalier seul, provoque le licenciement des deux salariés de Normandie et garde les statuts du GEMEL pour son seul usage. Le GEMEL de Normandie s’en est bien remis et, depuis sa refondation forcée, tourne comme une horloge.

Depuis sa création en 1981, le GEMEL-Normandie n’a pas ménagé sa peine en pilotant deux symposiums internationaux (1989 et 2006), en contribuant à la publication d’une trentaine d’articles scientifiques et une quarantaine de rapports de recherches sur l’ensemble du littoral normand. Nombreux sont les étudiantes et étudiants qui ont pu, grâce au GEMEL-Normandie, profiter d’un encadrement scientifique leur permettant de passer avec succès DEA, Masters, thèses de doctorat, HDR ou diplôme d’ingénieur.

A la lecture de ces lignes, vous comprendrez donc que le GEMEL-Normandie n’a jamais été une « annexe » du GEMEL, mais véritablement son point de départ et son centre névralgique.

(A suivre).

Bernard SYLVAND.

Retraité du CNRS et de l’Université de Caen, ancien chercheur contractuel CNEXO, ancien président du GEMEL (11 ans).

N.B. : j’ai un peu triché, la photo est de 2006, mais c’est vrai que là j’étais vachement beau.